Cette peinture à l’huile, conservée au Musée Carnavalet de Paris, est l’œuvre des peintres Jules Didier et Jacques Guiaud. On y voit, dans de douces tonalités beiges, deux montgolfières au pied de la butte Montmartre, entourées par une foule de badauds, représentés par de petites tâches noires et brunes. Ce tableau est réalisé en 1872, deux ans seulement après l’événement historique qu’il entend immortaliser : le départ de Léon Gambetta pour Tours à bord de la montgolfière « L’Armand-Barbès » le 7 octobre 1870.
Découvre l’histoire de cette épopée rocambolesque !
Avant : la France perd la guerre contre la Prusse et les Prussiens marchent sur Paris
Cet épisode romanesque s’inscrit dans un contexte historique bien sombre : la guerre franco-prussienne. Napoléon III – le neveu de Napoléon Ier – est à la tête du Second Empire depuis son coup d’Etat en 1851.
Le 19 juillet 1870, la France déclare la guerre à la Prusse. Pourquoi ? L’événement déclencheur est lié à la succession du trône d’Espagne, alors vacant. Mais les origines du conflit sont bien plus profondes et bien plus anciennes. En quelques mots :
- Depuis le début du siècle, les peuples européens ont tous des velléités d’indépendance ;
- Otto von Bismarck, entre autres, œuvre à l’unification de la nation allemande qui est alors divisée en une multitude de petits Etats ;
- Ces désirs d’autonomie menacent l’équilibre établi entre les grandes puissances européennes : la France, l’Angleterre, l’Autriche et la Russie ;
- Les Prussiens gardent une rancune tenace contre les Français depuis leur défaite à Iéna en 1806 contre les armées napoléoniennes ;
- Un prince prussien réclame le trône d’Espagne. La France craint d’être prise en étau entre la Prusse et l’Espagne et d’être encerclée par des puissances hostiles, comme au temps de Charles Quint.
La guerre dure à peine plus d’un mois. Le 31 août 1870, l’armée française capitule à Sedan et Napoléon III est fait prisonnier. A l’annonce de la capture de l’empereur, le républicain Léon Gambetta proclame la République depuis l’Hôtel de Ville à Paris, le 4 septembre 1870. Un gouvernement provisoire de Défense nationale, constitué de républicains, est formé sous la présidence du général Trochu. C’est la fin du Second Empire et le début de la Troisième République.
Pendant ce temps, l’armée prussienne marche sur Paris. La capitale est assiégée à partir du 18 septembre 1870.
Pendant : Gambetta l’aventurier s’envole de Paris à bord d’une montgolfière
Gambetta, ministre de l’Intérieur du gouvernement provisoire, est alors âgé de 32 ans. Le ministre de la Justice Adolphe Crémieux et l’amiral Fourichon ont été envoyés à Tours quelques jours auparavant pour former une délégation chargée de relayer l’action du gouvernement en province. La délégation peine à s’imposer, faute d’homme fort. Gambetta est appelé à la rescousse par ses collègues.
Cependant, Paris est désormais entourée par les Prussiens. Comment faire pour sortir de la capitale ? Qu’à cela ne tienne ! L’intrépide ministre décide de rejoindre la délégation réfugiée à Tours en… ballon ! Pour mettre son plan à exécution, il demande conseil au célèbre photographe Nadar qui, passionné par l’aérostation, est devenu une référence en la matière.
Le matin du 7 octobre 1870, on peut apercevoir, sur la place Saint-Pierre de Montmartre, un ballon de 16 mètres de diamètre. Si vous avez du mal à reconnaître la butte Montmartre sur le tableau, c’est bien normal ! Ce quartier de Paris, qui était encore un village indépendant seulement 10 ans avant cet épisode, a bien changé depuis. La colline de Montmartre a longtemps été une carrière de gypse, d’où le côté un peu… aride du paysage.
Et où est donc la basilique du Sacré-Cœur ? Elle n’est pas représentée sur le tableau car… elle n’existe pas encore ! Elle est justement construite quelques années après en signe de pénitence et d’espérance à la suite de la défaite contre la Prusse. L’église que vous voyez au sommet de la butte n’est autre que l’église Saint-Pierre de Montmartre, construite au XIIème siècle. Elle existe toujours aujourd’hui même si elle se trouve désormais dans l’ombre du Sacré-Cœur. Quand vous regardez vers le nord, elle se dresse fièrement à gauche de la basilique.
Quant à la pente accidentée dans la partie centrale de la composition, elle est aujourd’hui remplacée par le fameux square Louise Michel qui ne peut t’être inconnu. Avec ses petits bosquets, ses cascades d’escaliers et son funiculaire, il est fréquenté chaque jour par des milliers de touristes.
Mais revenons à notre aventurier. Au matin du 7 octobre, une foule considérable se presse sur la place Saint-Pierre de Montmartre pour assister à l’événement. Gambetta se trouve à bord du ballon, accompagné de son fidèle compagnon Jacques-Eugène Spuller. La foule parisienne, curieuse et enthousiaste, trépigne d’impatience. Le ballon, gonflé au gaz d’éclairage (tu peux lire à ce sujet notre article sur l’éclairage des rues parisiennes) s’élève d’abord tout droit, à 100 mètres d’altitude.
Il faut un vent de nord pour que la montgolfière aille en direction de Tours. Malheureusement, c’est un vent sud-est qui souffle : le ballon est poussé droit sur les lignes ennemies au nord de Paris. Les Prussiens ouvrent le feu. Les deux compères lâchent du lest pour prendre de l’altitude et échapper aux tirs des prussiens.
Après quelques heures de voyage dans les airs, le ballon s’écrase, en milieu d’après-midi, dans les hauteurs d’un chêne près de Beauvais. Sur un cri de « Vive la République », Gambetta s’apprête à mourir. C’était sans compter sur l’aide des paysans qui ont assisté à la chute du ballon et qui viennent les sortir de ce mauvais pas.
Après : la « grande vadrouille » jusqu’à Tours et l’organisation de la résistance
Le ministre et son assistant atteignent finalement Tours après trois jours de voyage. Ils prennent un train jusqu’à Amiens, puis un autre jusqu’à Rouen et un dernier jusqu’à Tours, leur destination finale. Ils sont alors accueillis par la délégation dirigée par Adolphe Crémieux.
Le ministre de l’Intérieur s’arroge le ministère de la guerre. Partisan d’une « guerre à outrance », il essaie d’organiser les armées de secours pour libérer Paris. Cependant, la contre-attaque peine à être efficace face aux Prussiens. Le gouvernement de Défense nationale se résout à demander l’armistice aux Prussiens le 20 janvier 1871.
L’armistice est signé le 28 janvier 1871. La France est définitivement vaincue. Les conditions imposées par Bismarck sont terribles. La France est condamnée à verser une indemnité de guerre de 5 milliards de franc-or et à céder l’Alsace-Lorraine à la Prusse. Le pays sera occupé par les Prussiens jusqu’au paiement complet de la dette.
Ce lourd tribut engendrera une rancune tenace chez les Français… et créera un terreau favorable à la Première guerre mondiale. L’histoire des guerres n’est-elle pas finalement une histoire des rancunes ?
Bonus : Victor Hugo, un témoin privilégié de cette aventure rocambolesque
Pour prolonger le plaisir, nous vous proposons de revivre cet épisode rocambolesque grâce au très grand Victor Hugo. L’écrivain et poète a pris soin de consigner, dans le recueil Choses vues, des événements historiques dont il a été témoin :
« 7 octobre. — Ce matin, en errant sur le boulevard de Clichy, j’ai aperçu au bout d’une rue entrant à Montmartre un ballon. J’y suis allé. Une certaine foule entourait un grand espace carré, muré par les falaises à pic de Montmartre. Dans cet espace se gonflaient trois ballons, un grand, un moyen et un petit. Le grand, jaune, le moyen, blanc, le petit, à côtes, jaune et rouge.
On chuchotait dans la foule : Gambetta va partir. J’ai aperçu, en effet, dans un gros paletot, sous une casquette de loutre, près du ballon jaune, dans un groupe, Gambetta. Il s’est assis sur un pavé et a mis des bottes fourrées. Il avait un sac de cuir en bandoulière. Il l’a ôté, est entré dans le ballon, et un jeune homme, l’aéronaute, a attaché le sac aux cordages, au-dessus de la tête de Gambetta.
Il était dix heures et demie. Il faisait beau. Un vent du sud faible. Un doux soleil d’automne. Tout à coup le ballon jaune s’est enlevé avec trois hommes dont Gambetta. Puis le ballon blanc, avec trois hommes aussi, dont un agitait un drapeau tricolore. Au-dessous du ballon de Gambetta pendait une flamme tricolore. On a crié : Vive la République !
Les deux ballons ont monté, le blanc plus haut que le jaune, puis on les a vus baisser. Ils ont jeté du lest, mais ils ont continué de baisser. Ils ont disparu derrière la butte Montmartre. Ils ont dû descendre plaine Saint-Denis. Ils étaient trop chargés, ou le vent manquait.
Le départ a eu lieu, les ballons sont remontés. »